Emmanuel-Joseph Sieyès
1 Citation célèbre
« La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. Le choix entre ces deux méthodes de faire la Loi, n'est pas douteux parmi nous. D'abord, la très grande pluralité de nos concitoyens n'a ni assez d'instruction, ni assez de loisir, pour vouloir s'occuper directement des lois qui doivent gouverner la France ; ils doivent donc se borner à se nommer des représentants. »
« Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. S’ils dictaient des volontés, la France ne serait plus cet État représentatif ; ce serait un État démocratique. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Emmanuel-Joseph Sieyès, Discours du 7 septembre 1789 à l'Assemblée Nationale, intitulé « Dire de l'abbé Sieyes, sur la question du veto royal : à la séance du 7 septembre 1789 »
1.1 Version intégrale
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« Cependant, vous ne pouvez pas refuser la qualité de citoyen, et les droits du civisme, à cette multitude sans instruction qu'un travail forcé absorbe en entier. Puisqu'ils doivent obéir à la loi tout comme vous, ils doivent aussi, tout comme vous, concourir à la faire. Ce concours doit être égal.
Il peut s'exercer de deux manières. Les citoyens peuvent donner leur confiance à quelques-uns d'entre eux. Sans aliéner leurs droits, ils en commettent l'exercice. C'est pour l'utilité commune qu'ils se nomment des représentations bien plus capables qu'eux-mêmes de connaiître l'intérêt général, et d'interpréter à cet égard leur propre volonté.
L'autre manière d'exercer son droit à la formation de la loi est de concourir soi-même immédiatement à la faire. Ce concours immédiat est ce qui caractérise la véritable démocratie. Le concours médiat désigne le gouvernement représentatif. La différence entre ces deux systèmes politiques est énorme.
Le choix entre ces deux méthodes de faire la loi n'est pas douteux parmi nous.
D'abord, la très-grande pluralité de nos concitoyens n'a ni assez d'instruction, ni assez de loisir pour vouloir s'occuper directement des lois qui doivent gouverner la France; leur avis est donc de se nommer des représentants; et puisque c'est l'avis du grand nombre, les hommes éclairés doivent s'y soumettre comme les autres. Quand une société est formée, on sait que l'avis de la pluralité fait loi pour tous.
Ce raisonnement, qui est bon pour les petites municipalités, devient irrésistible quand on songe qu'il s'agit ici des lois qui doivent gouverner vingt-six millions d'hommes; car je soutiens toujours que la France n'est point, ne peut pas être une démocratie; elle ne doit pas devenir un État fédéral, composé d'une multitude de républiques, unies par un lien politique quelconque. La France est et doit être un seul tout, soumis dans toutes ses parties à une législation et à une administration communes. Puisqu'il est évident que cinq à six millions de citoyens actifs, répartis sur vingt-cinq mille lieues carrées, ne peuvent point s'assembler, il est certain qu'ils ne peuvent aspirer qu'à une législature par représentation. Donc les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes immédiatement la loi : donc ils n'ont pas de volonté particulière à imposer. Toute influence, tout pouvoir leur appartiennent sur la personne de leurs mandataires; mais c'est tout. S'ils dictaient des volontés, ce ne serait plus cet état représentatif; ce serait un état démocratique.
On a souvent observé dans cette Assemblée que les bailliages n'avaient pas le droit de donner des mandats impératifs; c'est moins encore. Relativement à la loi, les Assemblées commettantes n'ont que le droit de commettre. Hors de là, il ne peut y avoir entre les députés et les députants directs que des mémoires, des conseils, des instructions. Un député, avons-nous dit, est nommé par un bailliage, au nom de la totalité des bailliages; un député l'est de la nation entière; tous les citoyens sont ses commetants; or, puisque dans une Assemblée bailliagère, vous ne voudriez pas que celui qui vient d'être élu se chargeât du voeu du petit nombre contre le voeu de la majorité, vous ne devez pas vouloir, à plus forte raison,
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qu'un député de tous les citoyens du royaume écoute le voeu des seuls habitants d'un baillage ou d'une municipalité, contre la volonté de la nation entière. Ainsi, il n'y a, il ne peut y avoir pour un député de mandat impératif, ou même de voeu positif, que le voeu national; il ne se doit aux conseils de ses commettants directs qu'autant que ces conseils seront conformes au voeu national. Ce voeu, où peut-il être, où peut-on le reconnaître, si ce n'est dans l'Assemblée nationale elle-même ? Ce n'est pas en compulsant les cahiers particuliers, s'il y en a, qu'il découvrira le voeu de ses commettants. Il ne s'agit pas ici de recenser un scrutin démocratique, mais de proposer, d'écouter, de se concerter, de modifier son avis, enfin de former en comun une volonté commune.
Pour écarter tout reste de doute à cet égard, faisons attention que même dans la plus stricte démocratie cette méthode est la seule pour former une voeu commun. Ce n'est pas la veille, et chacun chez soi, que les démocrates les plus lajoux de la liberté forment et fixent leur avis particulier, pour être ensuite porté sur la place publique, sauf à rentrer chez soi pour recommencer toujours solidairement, dans le cas où l'on n'aurait pu en tirer de tous ces avis isolés une volonté commune à la majorité. Disons-le tout à fait : cette manière de former une volonté en commun serait absurde. Quand on se réunit, c'est pour délibérer, c'est pour connaître les avis les uns des autres, pour profiter des lumières réciproques, pour confronter les volontés particulières, pour les modifier, pour les concilier, enfin pour obtenir un résultat commun à la pluralité. Je le demande à présent : ce qui paraîtrait absurde dans la démocratie la plus rigoureuse et la plus délirante doit-il servir de règle dans une législature représentative ? Il est donc incontestable que les députés sont à l'Assemblée nationale, non pas pour y annoncer le voeu déjà formé de leurs commettants directs, mais pour y délibérer et y voter librement d'après leur avis actuel, éclairé de toutes les lumières que l'Assemblée peut fournir à chacun.
Il est donc inutile qu'il y ait une décision dans les bailliages ou dans les municipalités, ou dans chaque maison de ville ou village; car les idées que je combats ne mènent à rien moins qu'à cette espèce de Charteuse politique. Ces sortes de prétentions seraient plus que démocratiques. La décision n'appartient et ne peut appartenir qu'àla nation assemblée.
Le peuple ou la nation ne peut avoir qu'une voix, celle de la législature nationale. Ainsi, lorsque nous entendons parler d'un appel au peuple, cela ne peut vouloir dire autre chose, si ce n'est que le pouvoir exécutif pourra appeler de la nation à elle-même, et non pas des représentants à leurs commettants, puisque ceux-ci ne peuvent se faire entendre que par les députés nationaux. L'expression d'appel au peuple est donc mauvaise, autant qu'elle est impolitiquement prononcée. Le peuple, je le répète, dans un pays qui n'est pas une démocratie (et la France ne saurait l'être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Emmanuel-Joseph Sieyès, Discours du 7 septembre 1789 à l'Assemblée Nationale, intitulé « Dire de l'abbé Sieyes, sur la question du veto royal : à la séance du 7 septembre 1789 ». Issu des "Archives parlementaires de 1787 à 1860 ; 8-17, 19, 21-33. Assemblée nationale constituante. 8. Du 5 mai 1789 au 15 septembre 1789"