La société des affects - pour un structuralisme des passions

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Titre : La société des affects - pour un structuralisme des passions
Auteur(s) : Frédéric Lordon
Résumé Court :
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Voilà que les sciences sociales contemporaines se prennent de passion pour les « émotions ». Mais le risque est grand que ce « tournant émotionnel » les fasse tomber dans un individualisme sentimental qui porte à son comble l’abandon des structures, des institutions et des rapports sociaux, par construction coupables de ne pas faire de place aux choses vécues.

Comment articuler les affects et les désirs des hommes avec le poids de détermination des structures ? Comment penser ensemble ces deux aspects également pertinents ? et manifestement complémentaires ? de la réalité sociale, que rien ne devrait opposer en principe ? Tel est le projet d’un « structuralisme des passions » qui fait travailler les concepts fondamentaux de Spinoza ? le conatus et les affects ? dans la pensée de Marx, Bourdieu et Durkheim. Et qui livre par là une nouvelle perspective sur la part passionnelle des structures du capitalisme et de leurs crises.

Économiste devenu philosophe, Frédéric Lordon s’attache au fond par ce travail à la « réfection de nos sous-sols mentaux ». Parce que seule la destruction du socle métaphysique de la pensée libérale permet de concevoir que le déterminisme structural n’est nullement incompatible avec une pensée de la transformation sociale.

Directeur de recherche au CNRS, Frédéric Lordon est notamment l’auteur de L’Intérêt souverain (2006), Jusqu’à quand ? Pour en finir avec les crises financières (2008), Capitalisme, désir et servitude (2010) et D’un retournement l’autre (2011).
Origine de la présentation :Editions du Seuil
Résumé approfondi du livre

Interview de Frédéric Lordon au sujet de son livre :

Difficulté (de lecture) : Livre copieux qui demande beaucoup d'attention.
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Résumé approfondi :

Sommaire

1 Introduction - Le mouvement en marchant

La société marche aux désirs et aux affects.

1.1 Pour un structuralisme des passions

Les individus éprouvent des affects, ces affects sont l'effet des structures dans lesquelles ils sont plongés. C'est la réunion de ces deux parties, les deux bouts de la chaîne, qui donne accès à quelque chose comme un structuralisme des passions.
Les combinaisons particulières du structuralisme des passions cherchent à saisir entre le fait que les hommes sont mus par leurs passions et que leurs passions déterminées par les structures sont mues le plus souvent dans une direction qui reproduit les structures et parfois dans une autre qui les renverse pour en créer de nouvelles.
Parce qu'il y a du désir et des affects il y a des forces motrices au sein des structures qui déterminent soit à la conformité (reproduire, reproduction du même) soit à la sédition (causalité passionnelle dans de nouvelles directions) - pas de notion réelle de liberté.

1.2 Socio-économie passionnelle des institutions du capitalisme

Les individus se comportent comme les structures les déterminent et ils ont ce comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi.
Ou les motions désirantes reproduisent les structures ou elles les détruisent. .
Les coalitions de forces désirantes sont faites d'affects collectifs et de désirs collectifs soit des mouvements de puissance (désirante) déterminées (affectivement) à s'orienter dans un certain sens, déterminés à accomplir certaines choses pour faire ou refaire d'une certaines manière leurs cadres communs.
Ce sont les coalitions de forces désirantes qui font bouger les structures. La transformation des structures passe par l'action transformatrice soit l'action politique.

Le modus operandi de l'efficacité institutionnelle est "les affects". Les dynamiques passionnelles collectives et individuelles permettent de comprendre comment cette efficacité peut se produire ou se détruire. Cela explique la possibilité de la décomposition de toute institution.

Les individus ne sont pas des sujets libres mais sont des pôles d'activité puissante, déterminés par leurs affects et désirs à faire mouvement soit pour se conformer, soit pour s'affranchir des institutions, parfois avec la naissance du désir de détruire l'institution.
Dans le consentement il y a détermination (affectivement - donc de l'ordre des passions) et non la manifestation de la liberté originaire d'un sujet. c'est l'effet d'agencements institutionnels suffisamment bien configurés pour normaliser les individus sous des affects joyeux plutôt que tristes. C'est la joie qui fait dire oui. La vérité du consentement est de l'ordre des passions et non de l'ordre de la liberté. La violence symbolique produisant ce consentement doit être comprise comme pouvoir (institutionnel) d'affecter adéquatement, de réjouir les individus sous le ressort de l'institution pour les déterminer à y rester.

La société se veut représentée par une collection atomiste d'individus supposés autosuffisants (individu qui décide librement et gouverne souverainement son existence). C'est le socle métaphysique de la pensée libérale. La science sociale spinoziste montre l'individu non comme un nomade mais comme constitutivement lié à ses semblables et proprement incapable d'exister hors ce tissu relationnel. C'est là que se trouve son plan propre d'intervention politique, en montrant l'infinie série des ses déterminations à agir et ruinant les prétentions au libre-arbitre et à l'autodétermination.

1.3 Prolégomènes à une science sociale philosophique

La proposition d'un structuralisme des passions

  • montre le jeu des affects et du désir partout dans la société,
  • pense les ordres institutionnels et leurs crises,
  • propose une image non subjective de l'individu.


2 Première partie : Recroisements

2.1 Philosophie et sciences sociales vers une nouvelle alliance ?

La science en général s'inscrit phénoménalement sa différence dans une langue, une langue spéciale. la science doit avouer sa constitution fondamentalement "élitaire" et "aristocratique" mais il n'y a pas d'épistémocratie et il est impératif que la science puisse être diffusée et réappropriée par les citoyens notamment lors d'une décision politique. Les sciences sociales ont intérêt à clarifier la "question linguistique" car leur qualité de science est sans cesse sujette à caution.

La langue de la science sociale ne trouvera sa spécificité qu'en se faisant langue de théorie, langue de concepts, car la la langue de la science sociale parle les concepts.

C'est la séparation des sciences et de la philosophie, dans laquelle les premières étaient primitivement incluses comme philosophie(s) de la nature, qui opère comme un nouveau partage de la commensurabilité (qualité de ce qui peut être mesuré) et de l'incommensurabilité.
Le concept n'est pas la chose exclusive de la philosophie mais c'est bien elle qui en est la productrice et la science sociale gagnerait à renouer avec la philosophie et trouver dans les concepts l'un des moyens d'affirmer son appartenance au genre science et affermir une modalité (linguistique) spécifique qui dépasserait la langue positiviste du commentaire des données.

L'unification théorique par les concepts et la mobilisation d'hypothèses comportementales fondamentales permettent de reconstruire le rapport des sciences sociales et de la philosophie et ce rapport peut prendre une forme particulière dans le cas d'une science sociale spinoziste.

2.2 Du système formel au système spectral

Une économie politique spinoziste entre dans le débat comportemental par le concept de conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
.

Alexandre Matheron :" Chaque chose, selon sa puissance d'être, s'efforce de persévérer dans son être. Tel est l'unique point de départ de toute la théorie des passions, de toute la politique et de toute la morale de Spinoza."
Le conatus est donc l'un des produits les plus caractéristiques de l’ontologie immanentiste de la puissance de Spinoza, et "de son organisation systématique". Et cependant on peut le proposer aux sciences sociales comme un possible point de départ. Le conatus prend alors une toute autre valeur en sciences sociales : non plus celle d'une proposition, dérivée d'une ontologie systématique, mais celle de postulat d'une théorie sociale de l'action.

De fondé, le conatus devient fondateur.

La science sociale emprunte à la philosophie spinoziste un de ses concepts les plus puissants tout en demeurant à l'écart des considérations ontologiques qui donnent au conatus sa matrice.

3 Deuxième partie : Structures

3.1 Pour un structuralisme des passions

Pierre Bourdieu évoque "La double vérité du travail" ( Actes de la recherche en sciences sociales, n°114, 1996), la conjonction - séparation d'une vérité objective de l'exploitation et d'une vérité subjective faite du rapport phénoménologiquement vécu des agents à leur activité salariée. Dans cette coexistence en apparence contradictoire d'une vérité subjective et possiblement heureuse que devrait normalement démentir la vérité objective de l'exploitation. Pierre Bourdieu voit deux aspects de la vérité sociale dont aucun ne devrait être sacrifié. Il y a une discordance.

Or les vérités subjectives sont faites de désirs et d'affects et deux principes théoriques empruntés aux concepts spinoziens de désirs et d'affect peuvent être repris, à savoir :

  1. la force motrice fondamentale des comportements individuels c'est l'énergie du désir
  2. les causes de première instance qui décident les orientations de cette énergie et font se mouvoir l'individu dans une direction ce sont les affects.

Spinoza nomme conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
cet effort que chaque chose déploie pour "persévérer dans son être". Ce conatus peut être pris comme grande Hypothèse du point de vue des sciences sociales.
Il montre que cet effort est l'essence du conatus
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"L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose.". Spinoza, Ethique, III, 7
et que cette essence n'est rien d'autre que le désir
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"Le désir, c'est l'essence même de l'homme, en tant qu'elle est conçue comme déterminée à quelque action par une de ses affections quelconque.". Spinoza, Ethique, III, Définitions des affects, 1
.

Ce sont donc les affections par les choses extérieures, et les affects qui s'ensuivent, qui mettent les corps en mouvement, faisant d'eux des corps concrètement désirants, par là déterminés à accomplir des choses particulières. Ce sont les causes extérieures des affections qui déterminent les énergies désirantes individuelles à leurs poursuites particulières. Et ces choses extérieures sont dotées de qualités sociales. Elles peuvent avoir le caractère abstrait de structures, d'institutions ou de rapports sociaux.
Le structuralisme des passions réalise à sa façon le dépassement de l'antinomie du subjectivisme et de l'objectivisme.

-> Structures capitalistes et affects salariaux

Accéder à l'argent pour l'échange marchand et permette la reproduction matérielle est un désir au plus près du conatus : désir de vivre et de survivre. Et cette nécessité de l'accès à l'argent est réduite à la forme du salaire alors elle détermine un désir de l'emploi salarié - par le jeu de toutes les structure capitalistes.
Les premières formes historiques de la mobilisation salariale sont environnées d'affects tristes (crainte de la misère et peur de mourir, désir de vivre) qui constituent un certain régime de désirs et d'affects installé par les formes élémentaires du rapport salarial ; et les structures du régime d'accumulation s'expriment sous l'espèce d'un certain régime de désirs et d'affects sensiblement différents. Ce régime dual de désirs et d'affects change lors du changement des structures du régime d'accumulation ; ainsi le Fordisme qui inclue dans son régime passionnel des affects joyeux avec la consommation de masse et la satisfaction à une échelle inédite d'objets marchands et fait surgir un imaginaire positif du capitalisme autour des valeurs sociales de la marchandise et de la consommation.

-> Imaginaire, significations, affect
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"J'entends pas affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.". Spinoza, Ethique, III, Définition 3 - traduction de Robert Misrahi - Paris, PUF, "Philosophie d'aujourd'hui", 1990.

La production du sens tient à la puissance du corps de lier les affections et à la puissance de l'esprit de lier ses idées. Les affects consistent synthétiquement en variation de puissance d'agir du corps et production corrélative d'idées par l'esprit. L'association, telle qu'elle peut se fixer dans une mémoire
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"Si une fois le corps humain fut affecté simultanément par deux ou plusieurs corps, dès que l'esprit imaginera par la suite l'un d'entre eux, il se souviendra aussitôt des autres.". Spinoza, Ethique, II, 18
est l'un des effets les plus caractéristiques de la puissance du corps-esprit humain. Chacun enchaîne ses pensées selon une certaine habitude qui résulte de la manière dont il a ordonné en son corps les images des choses :
  1. c'est l'affect même du corps que de "retenir" des concomitances ou des successions d'affections
  2. parallèlement, simultanément, l'esprit lie ses idées selon un ordre similaire et dual
  3. et que cela se fait, s'organise selon des habitudes propres à chacun car ces "habitudes" se sont formées par et dans le corps en tant qu'inscriptions corporelles et constituent une "habitude" herméneutique. Cette "habitude", structure stratifiée de schèmes concaténateurs orientés se décompose en une part commune à l'échelle de groupes plus étroits et en une part idiosyncratique donc plus personnelle. Des expériences communes donc des affections communes, déterminent des concaténations communes et par suite des habitudes herméneutiques communes.

La sphère des passions est le biotope où s'engendrent à toutes les échelles les visions et les valorisations du monde. Une structure sociale aussi massive que l'imaginaire consumériste de la marchandise entre bien dans le domaine du passionnel et la doublure du régime d'accumulation que constitue son régime dual de désirs et d'affects intègre donc constitutivement un imaginaire collectif.

-> L'énergie du conatus coulée/conformée dans les structures.

A l'image de son régime de désirs et d'affects, et du seul fait qu'il s'y trouve inclus, l'imaginaire du capitalisme ne cesse de se renouveler. Le capitalisme néolibéral enrichit l'imaginaire fordien en s'efforçant d'ajouter aux affects joyeux extrinsèques de la consommation le effets joyeux intrinsèques de la "réalisation de soi" dans et par le travail salarié. Il modifie le régime de désirs et d'affects pour faire entrer les salariés dans un nouveau régime de mobilisation plus intense dans lequel l'activité devient l'objet immédiat du désir ; il vise à reconfigurer les désirs individuels pour les aligner sur le désir-maître du capital.
L'énergie libre et sans objet du conatus se lie et s'investit dans des objets particuliers non par un quelconque pouvoir d'autodétermination mais sous le travail d'affections extérieures produites par des structures sociales.
Les institutions ont le pouvoir de donner forme à l'amorphe du conatus compris comme élan de puissance et elles sont habitées par des pôles individués de puissance et d'activité (que le spinozisme nomme conatus)

-> Les expressions locales des structures globales.

Les structures globales s'expriment localement car il n'y a pas d'affect sans corps à affecter ; de plus il y a une réfraction de l'affection
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"Des hommes différents peuvent être affectés de différentes manières par un seul et même objet, et un seul homme peut être affecté par un seul et même objet de différentes manières en des moments différents." Spinoza, Ethique, III, 51
. Ce sont les effectuations concrètes, locales, qui, dans l'interaction institutionnelle, ajoutent un supplément de détermination affective, imprédictible ex ante.
Le rapport des compositions affectives crée des oscillations entre affects contraires - fluctuatio animi (flottement de l'âme) qui selon Spinoza est la condition passionnelle humaine - cependant les balances affectives finissent par pencher dans un certain sens toujours selon la loi de l'affect le plus puissant
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"Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer." Spinoza, Ethique, IV, 7
et par là à déterminer à faire quelque chose.

-> Passions mécontentes, mouvements centrifuges et crises institutionnelles - Sédition et crises, ou le déterminisme passionnel dans de nouvelles directions.

Une interaction n'ajoutant que des passions tristes détruit la base affective du rapport et si le seuil devient intolérable cela détermine l'individu à un mouvement d'échappement. Si les seuils d'un grand nombre est passé alors une divergence individuelle est transformée en mouvement collectif.
L'imperium de l'institution est l'affect commun qu'elle réussit à produire pour déterminer les individus à vivre selon sa norme ; sa stabilisation n'est que la stabilisation temporaire d'un certain rapport de puissances. Chaque institution doit compter avec le risque du franchissement du seuil invisible de l'indignation des individus et l'irréductible souveraineté de conscience qui un jour affranchit du commandement institutionnel. Rien ne peut figer la dynamique collective des affects et garantir la pérennité aux ordres institutionnels ; la dynamique collective des affects peut connaître une repolarisation inverse pouvant entraîner la destruction de l'institution.
Les séditions ou révoltes ne sont que des moments de suspension de l'enchaînement des causes et des effets, ou de recouvrement par les hommes d'un pouvoir de création inconditionné. C'est toujours le jeu nécessaire des puissances et des passions, mais poursuivis dans d'autres directions.

-> Je maintiens toujours le droit naturel


Le "droit naturel" est la puissance. Le conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
, cette essence du conatus
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"L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose.". Spinoza, Ethique, III, 7
inaliénable et les propriétés qui s'en déduisent sont nécessaires, évaluant les choses selon qu'elles aident ou contrecarrent la persévérance et produisant l'effort pour repousser les causes de la tristesse.
Les structures et institutions elles-mêmes sont les productions passionnelles collectives, cristallisations de cette composition d'affects individuels que Spinoza nomme la "puissance de multitude". Les passions sont autant productives que produites.


3.2 La crise économique en ses passions

-> Vie et mort des régimes d'accumulation.

Si le capitalisme ne se donne à voir qu'en ses configurations institutionnelles, il est donc constitutivement sujet à transformations historiques de même qu'à variations géographiques. Le capitalisme change parce que ses armatures institutionnelles changent.La théorie de la Régulation donne une consistance analytique à cette institution élémentaire, mais juste, que le capitalisme varie. Le capitalisme est une succession historique de ses régimes et l'on nomme "crise" la transition de l'une à l'autre de ces "époques". Ce qui change dans une crise, insiste la théorie de la régulation, c'est la cohérence d'ensemble d'un régime d'accumulation. or il y a nécessairement crise parce que les rapports sociaux capitalistes exprimés dans un certain ensemble de formes institutionnelles sont intrinsèquement contradictoires et que les institutions ne peuvent qu’accommoder temporairement ces contradictions, les réguler.

Ce qui fait "crise" ce sont les déstabilisations exceptionnelles produites par le fonctionnement de la structure et que la structure elle-même n'est plus en état d'accommoder. Pour avoir une nouvelle "cohérence" il faut des transformations institutionnelles, des forces motrices effectivement productrices de changement.

Tout processus de transformation des formes institutionnelles demeure fondamentalement du ressort des pratiques politiques. C'est dire l'incertitude qu'ouvre la phase de déstabilisation de grande ampleur qui peut déboucher sur des recompositions diverses abandonnées à un jeu de rapports de force peu prédictible ex ante.

Du point de vue d'une science sociale spinoziste ce sont les affect collectifs qui peuvent faire basculer les processus institutionnels et trancher dans cette indétermination.

-> Une philosophie des crises comme événements passionnels.

Un état social donné ne produit ses effets que par médiation des affects collectifs : une affection amène un affect (effet dans le corps et l'esprit) qui permet une redirection de l'élan de puissance du conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
(qui fait effort d'une manière déterminée).
Spinoza nomme affect
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"J'entends pas affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.". Spinoza, Ethique, III, Définition 3 - traduction de Robert Misrahi - Paris, PUF, "Philosophie d'aujourd'hui", 1990.
la variation de puissance d'agir sur le corps et la formation d'idées qui résultent simultanément de cette affection. Il y a une bivalence des affects comme événements corporels et mentaux, expression de l'union du corps et de l'esprit de la vie passionnelle et en fait même l'une de ses manifestations. C'est le support passionnel des contenus idéels-passionnels qui détermine les mouvements de corps, individuels et collectifs. Les corps ne se meuvent que d'avoir été affectés.

Les affections sont réfractées - réfraction de l'affection
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"Des hommes différents peuvent être affectés de différentes manières par un seul et même objet, et un seul homme peut être affecté par un seul et même objet de différentes manières en des moments différents." Spinoza, Ethique, III, 51
- au travers de la complexion affective des individus - que Spinoza nomme leur ingenium. Les affects de la crise économique sont réfractés différentiellement selon les différentes classes d'ingenia et la crise constituée lors d'affects communs de refus peut induire des mouvements réactionnels de corps, des mouvements politiques suffisamment puissants pour conduire à une transformation significative des formes institutionnelles.

L'on ne saurait a priori localiser des seuils de rupture objectifs. Une crise du régime d'accumulation pourrait muter en crise du capitalisme si, à la suite des affections économiques présentes, se formait l'idée-affect majoritaire qu'un seuil intolérable a été franchi qui a à voir avec le capitalisme lui-même.


4 Troisième partie : Institutions

4.1 La légitimité n'existe pas

Les structures ont été renversées par une révolte "humaniste" qui a reconfiguré les catégories des sciences sociales : les institutions et la légitimité. Il y a eu une entreprise de restauration théorique de l'individu-acteur est de ses corrélats : le sens et les valeurs.

Le concept de légitimité a d'abord eu partie liée avec les théories de la domination et la violence symbolique. La violence symbolique consiste en l'imposition aux dominés des catégories des dominants de principes de vision qui leur font appréhender un monde objectivement contingent et défavorable comme naturel et acceptable. La légitimité chez Pierre Bourdieu : est l'effet spécifique de la violence symbolique, contributeur à la reproduction d'un ordre de domination.
Mais la légitimité, dans sa version humaniste-théorique, des structures n'est plus la trace de la violence symbolique mais le fait d'un accord raisonné des consciences selon des valeurs. Il y a des individus, consciences capables de délibération et de jugement ; le monde comme leurs propres politiques sont soumis à leur activité réfléchissante ; et une ou des conceptions du bien déterminent le sens donné aux éléments et à l'action. Le légitime est sorti de la violence symbolique et est devenu de l'ordre de l'accord. La véritable nature du monde dans lequel vivent les individus-consciences-réfléchissantes est un monde moral. Le légitime est l'expression d'un bien commun et la légitimité le premier des requisits auxquels doivent satisfaire les institutions des hommes.

-> L'action sans acteur : conatus et affect.

L'avantage de l'onto-anthropologie spinoziste est de proposer une théorie de l'action individuée mais non subjectiviste. l'homme n'y est pas acteur, il n'est pas esprit commandant à un corps. L'homme est conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
il donne au conatus ses orientations déterminées, dit Spinoza, ce sont les affects. Les affects sont donc des variations ou des modifications de puissance. Une affection c'est le plus souvent une rencontre et un affect
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"J'entends pas affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.". Spinoza, Ethique, III, Définition 3 - traduction de Robert Misrahi - Paris, PUF, "Philosophie d'aujourd'hui", 1990.
c'est à la fois la trace physique et mentale produite par cette affection et la modification de puissance qui en est corrélative.
Les trois affects que Spinoza qualifie de "primitifs" sont la joie, la tristesse et le désir. (Eth III, 11, scolie)
Le conatus a ses gradients : il s'efforce de remonter les lignes de puissance. Ainsi les affects induisent-ils des mouvements. il s'ensuit des désirs et des efforts de poursuivre les sources de joie et de repousser les causes de tristesse. L'action est donc induite par les affects. - Eth III, 39, Scolie
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"Chacun déploie ses propres affects, juge qu'une chose est bonne, utile ou inutile." Spinoza, Ethique, III, 39, Scolie
Spinoza nous montre qu'il y a une grande inversion du lien entre valeur et désir puisque loin que ce soit la valeur, posée ex ante qui détermine le désir, c'est au contraire le désir par ses projections et ses investissements qui est l'instituteur de la valeur. - Eth III, 9, Scolie
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"Nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ni ne le désirons pas parce que nous jugeons qu'il est un bien, mais au contraire nous ne jugeons qu'un objet est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons. " Spinoza, Ethique, III, 9, Scolie

Les affections sont affectantes au travers du filtre de ce que Spinoza nomme l' ingenium. L' ingenium est en quelque sorte ma constitution affective, l'ensemble de mes manières d'être affectée. les affections sont réfractées par ma constitution affective ; il y a donc autant de façons d'être affecté et par suite de juger qu'il y a d'"ingenia" : réfraction de l'affection
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"Des hommes différents peuvent être affectés de différentes manières par un seul et même objet, et un seul homme peut être affecté par un seul et même objet de différentes manières en des moments différents." Spinoza, Ethique, III, 51
L'ingenium se constitue dynamiquement et se transforme sans cesse au fil des affections rencontrées et des affects éprouvés. Spinoza n'omet pas de mentioner l'importance qu'y prend la prime éducation (Eth III, Définitions des affects, 27, explication). Évolutif et auto-alimenté par son propre travail de traitement de l'expérience, l' ingenium se présente synchroniquement comme un complexe : il rassemble des affectabilités nombreuses, une seule et même affection peut provoquer en lui des résonances multiples. - loi de l'affect le plus puissant
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"Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer." Spinoza, Ethique, IV, 7
L'homme est un élan de puissance mais originellement intransitif et sous-déterminé. Il n'est pour rien dans les affections qui lui arrivent et tout ce qui s'ensuit se produit sur un mode quasi-automatique tout en ayant la possibilité d'une trajectoire d'affections par laquelle l'individu se trouve déterminé à développer sa raison, enrichir le contenu en idées rationnelles de ses pensées, et par là augmenter la part de sa nécessité propre dans ce qui lui arrive, dans les affects qu'il éprouve, c'est à dire diminuer sa servitude aux causes extérieures et enrichir sa vie affective en ce que Spinoza nomme des "affects actifs".
Cependant c'est là une occurrence trop rare ou trop partielle pour, en première instance, intéresser significativement les sciences sociales, pour lesquelles la servitude passionnelle demeure l’hypothèse générale la plus réaliste.

-> Les renoncements de la vie sous les rapports institutionnels.

Comprendre une institution en général, c'est comprendre comment se noue, se reproduit, et éventuellement se défait le rapport de l'institution à ceux qui vivent sous sa norme. Le traité politique de Spinoza pose en toute généralité la question des affections et des affects institutionnels et on peut y trouver un certain nombre de mécanismes fondamentaux.

Entrer dans un rapport institutionnel c'est renoncer à vivre ex suo ingenio (TP, III, 3) selon sa complexion ou de renoncer à vivre suis juris selon "son droit" (TP, II, 15), ce droit étant le "droit naturel" qui n'est autre que l'expression brute du conatus. "Le droit naturel de chaque individu s'étend aussi loin que s'étend sa puissance" (TP, II, 4). ce droit naturel est le dual même du conatus. Le conatus à l'état brut est le vouloir pour soi sans aucun principe de refrènement ni de modération à priori. Le droit naturel n'est alors que la capacité effective de satisfaire ses revendications dans un milieu où d'autres peuvent les lui contester et auquel il faut renoncer en entrant dans les rapports institutionnels.
de nombreuses formes passionnelles poussent aussi "positivement" les hommes les uns vers les autres tel le désir de la persévérance - reproduire la vie biologique et matérielle.
La cohérence, garante des harmonies collectives, doit être produite "du dehors" et c'est la portée civilisationnelle des institutions qui organisent la contentions des élans de désirs autrement anarchiques et permettent la domestication des conatus nécessaire à leur entrée dans un régime d'action collective. L'institution est alors pour une part un opérateur de renoncement et de civilisation, les hommes devenant les sujets de l'institution - sujet subditus et non sujet subjectum.

Le renoncement et la limitation du champ de ses puissances sont souvent la cause d'un affect triste mais la "sécurité" génère un affect joyeux. D'autres affects institutionnels peuvent être produits : la crainte, l'espoir. Aucun rapport institutionnel ne saurait ex ante garantir absolument les bénéfices de son fonctionnement attendu et l'entrée dans l'institution demeure un pari.

Il est des ingenia qui, cédant plus vite, sont plus enclins à l' obsequium, d'autres plus disposés à la rébellion ; mais tous les comportements observables ne sont que l'effet d'une complexion affective biographiquement constituée et des affections qu'il lui est donné de réfracter. l'effet global en chacun du complexe d'affects né de l'ensemble des affections institutionnelles n'est que la résultante de synthèses opérées en la psyché selon la loi de mesure des puissances - loi de l'affect le plus puissant
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"Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer." Spinoza, Ethique, IV, 7
Les institutions sont des agencements de puissances et d'affects, les homme sont déterminées à s'y plier ou à s'en extraire. Il n'y a pas de sujet subjectum.



-> L'idée de légitimité : aporétique, circulaire et creuse.

Si les institutions sont des agencements de puissances et d'affects alors la légitimité n'est rien.
Il est plus judicieux de qualifier une institution par le régime collectif d'affects et de puissance qu'elle instaure.
Contester une légitimité n'est pas autre chose que performer un déni de puissance, c'est à dire entreprendre de lancer une dynamique affective collective susceptible de rassembler une puissance capable de rivaliser avec la puissance installée.

-> Et pourtant toutes les institutions ne se valent pas ...

Seules les gradients de puissance dirigent le conatus : les affects joyeux aident ou augmentent la puissance d'agir, les affects tristes la diminue ou la freine.
"Une multitude libre est en effet conduite par l'espoir plus que par la crainte ; une multitude soumise, par la crainte plus que par l'espoir. L'une s'applique à cultiver la vie, l'autre seulement à éviter la mort." (TP, V,6)
Les rapports institutionnels sont plus ou moins propices à l'effectuation de nos puissances.

-> Répressions (tristes) ou sublimations (joyeuses) du conatus.

Le conatus comme élan de puissance contient dans le répertoire de ses gestes les plus bruts celui de la prise pour soi, de la capture, de l'appropriation, voire de l’absorption.
Le potentiel de violence porté par les pronations anarchiques désigne l'un des problèmes vitaux du groupe menacé par les divergences des luttes de captation.
Les constructions civilisationnelles opposées aux tendances spontanément pronatrices des conatus sont des constructions institutionnelles - ainsi le droit juridique et légal, le droit d'Etat - qui limitent l'expression autrement sans frein des droits naturels conatifs et leurs tendances pronatrices.
Le don/contre-don est aussi une forme de régulation et un acte civilisationnel affirmant le caractère antisocial du prendre brut en portant au sommet du prestige le geste contraire de donner et offrant une redirection vers de nouveaux objets de désirs et des possibilités de réalisation qui peuvent s'avérer intensément mobilisatrices - ainsi les trophées, sports, etc; , la gloire, le prestige, les honneurs, etc.). Là où la prohibition du droit légal laisse l'élan réprimé à ses seuls affects tristes, les solutions de sublimation offertes par les agonistiques institués proposent des effectuations de puissance alternatives et subjectives.

-> La légitimité ou "Dieu et mon droit".

"Légitime" ou "illégitime", c'est toujours une question d'affirmation singulière, de points de vue particuliers.
Il n'y a pas de jugement de légitimité possible du dehors.
Les institutions réjouissent certains de leurs sujets et en attristent d'autres.
La question vraiment pertinente est celle de leur maintien.

-> Jusqu'où va le pouvoir de l'institution.

L'élan de puissance du conatus ne peut qu'être temporairement contenu ou régulé, mais jamais éradiqué. Il est donc toujours une menace latente pour l'institution qui n'a plié que temporairement le conatus à ses rapports.
Spinoza considère qu'en entrant dans les rapports institutionnels les hommes renoncent au plein exercice de leur droit naturel mais ne s'en dessaisissent point. l’institution pour se maintenir doit donc impérativement reproduire l' obsequium ; elle ne peut imposer n'importe quoi, la balance des affects doit être en sa faveur. " Les actions auxquelles il est impossible d'amener personne, que ce soit par des récompenses ou des menaces, ne tmbent pas sous le droit de la cité." (TP, III, 8)
Si la vie sous le rapport institutionnel est devenue attristante au point d'être jugée intolérable, la loi du conatus conduisant les individus à repousser "ce qu'ils jugent être un mal" et si les affects sont suffisamment intenses et suffisamment partagés pour décider des mises en mouvement collectives, alors peut se former une coalition de puissance séditieuse déterminée à la confrontation avec la puissance institutionnelle. "Il est certain que la puissance et le droit de la Cité sont amoindris dans la mesure exacte où elle offre elle-même à un plus grand nombre des sujets des raisons de se liguer." (TP, III, 9)
Les forces se mesurent et de leur bilan d'ensemble dépendent la reproduction de l' obsequium ou sa rupture.

4.2 La puissance des institutions

Bien plus qu'aux seules compositions de stratégies individuelles rationnelles, c'est à la force du collectif que les institutions empruntent pour amener les agents à leurs normes.
Quelle est la nature de cette force, comment elle se forme, comment elle opère ?

-> L'autorité une affaire de puissance et d'affects.

La philosophie de Spinoza est une ontologie de l'activité et de la productivité (production des effets) ; la causalité de l'idée de puissance lui permet de traiter la question de l'efficacité. l'efficacité chez Spinoza se dit en deux concepts : conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
et affect
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"J'entends pas affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.". Spinoza, Ethique, III, Définition 3 - traduction de Robert Misrahi - Paris, PUF, "Philosophie d'aujourd'hui", 1990.
qui est l'effet en chaque chose de la rencontre d'une chose extérieure. En terme moins ontologique et plus socio-anthropologique : l'énergie même de l'action.
La puissance spinoziste est donc le pouvoir d'affecter, c'est à dire le pouvoir d'une chose de produire des effets sur une ou plusieurs choses. la variété des affects que peut éprouver le monde humain est considérable et se déploie par spécification et combinatoire à partir des affects primaires que sont le désir, la joie et la tristesse.

-> La puissance de la multitude, principe ultime des autorités.

Pour Spinoza, la souveraineté du souverain, c'est à dire la force même par laquelle il règne sur ses sujets et les détermine à l' obsequium n'est autre que la composition de leurs puissances, captée par lui et retournée contre eux. Le fait de puissance qu'est la souveraineté est l'effet d'une auto-affectation du corps social ayant pour origine ceux-là mêmes à qui elle s'applique. Alexandre Matheron : "Le pouvoir politique est la confiscation par les dirigeants de la puissance collective de leurs sujets."
Comment les gens s'affectent-ils entre eux ?
l'opérateur décisif de la composition des affects individuels en affects collectifs est donné dans l'Ethique (Eth, III, 27) : c'est l'émulation "sympathique". " Du fait que nous imaginons qu'un objet semblable à nous et pour lequel nous n'éprouvons aucun affect, est quant à lui affecté d'un certain affect, nous sommes par là même affecté d'un affect semblable." J'imite les affects de quelqu'un dont, socialisé, j'ai déjà reconnu certaines qualités, cette reconnaissance préalable me pré-affectant et ayant pour effet de distordre (augmenter, diminuer, renverser) mes imitations dans un sens ou dans un autre selon des mécanismes additionnels. (Eth III, 29) à (Eth III, 35)

-> Les institutions souveraines.

S'imitant les uns les autres à propos des choses jugées bonnes ou mauvaises, les individus finissent par converger vers une définition unanimement agréée licite ou illicite, sorte de genèse des mœurs préalable à la captation souveraine qui se pose ensuite comme conservatrice de la norme et formalisera la polarité axiologique de l'approuvé et du réprouvé en polarité juridique du légal et de l'illégal.
Seule une multitude peut affecter à cette échelle et c'est par un effet inintentionnel de polarisation des affects individuels.
" Puisque les hommes, comme nous l'avons dit, sont conduits par l'affect plus que par la raison, il s'ensuit que la multitude s'accorde naturellement et veut être conduite comme par une seule âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun." (TP, VI, 1)
L'autorité n'a pas d'autre base que les passions de la multitude elle-même en son pouvoir d'auto-affectation, c'est à dire en son pouvoir, comme multitude, d'impressionner chacun de ses membres. Il est possible d'étendre à toute norme institutionnelle et dire que la potentia multitudinis constitue le principe fondamental de tout "s'imposer socialement" et tout "faire autorité", c'est à dire le principe de toute efficacité institutionnelle. La puissance de la multitude est le principe actif dans toute son épaisseur, exprimé au travers des multiples ramifications localisées, spécifiées et partiellisées de l'affect commun. A quelque niveau de la structure institutionnelle que ce soit, les hommes suivent les normes et se plient à l'autorité parce qu'ils sont impressionnés, c'est à dire affectés, et qu'au fond de ce pouvoir, par delà toutes les médiations, il y a la force de la puissance de la multitude.

-> La crise des autorités institutionnelles, ou l'ambivalence de l'affect commun.

Parce que le fondement ultime de l'autorité est immanent, les ordres politiques et institutionnels sont frappés d'une fragilité constitutives.
il entre dans le travail des forces tel qu'il s'opère une possibilité toujours ouverte de mettre en crise l'ordre institutionnel par un basculement de la vie passionnelle collective qui retourne les sujets contre l'autorité.

Le trouble viendra de ce quant-à-soi irréductible qui demeure le droit naturel, sentir et juger, qui appartient à la nature humaine même comme expression de la puissance de penser de l'esprit. " Bien que nous disions que les hommes relèvent non de leur droit mais de celui de la Cité, nous n'entendons pas que les hommes perdent leur nature humaine pour en adopter une autre ; ni par conséquent que la Cité ait le droit de faire que les hommes s'envolent, ou - ce qui est tout à fait possible - que les hommes considèrent comme honorable ce qui provoque le rire ou le dégoût." (TP, IV, 4]

Faire passer à la critique le seuil de ce que Spinoza nomme l'"indignation", c'est défaire l'affect commun par induction d'un affect commun concurrent si les indignations individuelles entrent en résonance pour se composer collectivement.
Pour Spinoza :

  1. la puissance de la multitude est toujours susceptible de se fractionner et n'est jamais garantie de demeurer une.
  2. c'est sous le signe de la force et de la lutte, par la puissance que l'ordre s'était originairement constitué. "Je n'accorde dans une cité quelconque de droit souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l'emporte sur eux." (Lettre L à Jelles, TP, Lettres)
  3. "C'est la continuation de l’état de nature." (TP, lettres)

"La politique, c'est la guerre poursuivie par d'autres moyens." - Michel Foucault, la volonté de savoir - A l'horizon de toutes les constructions institutionnelles, il y a la force et la guerre. les ordres institutionnels périssent par les mêmes mécanismes qui leur ont donné naissance.

-> Sens, discours et affects, ou les puissances de l'imagination.

Dans l'Ethique, Spinoza montre comment il entre dans l'activité même du conatus de lier les affections du corps pour en tirer su sens, selon l'ordre fortuit des rencontres et conformément aux "intérêts" spécifiques d'une complexion singulière telle qu'elle s'est antérieurement constituée et telle qu'elle continue de se construire dans l'activité présente de liaison et d'association. Le conatus comme puissance de penser met son monde en sens.
La puissance d'agir par la capacité du corps à être affecté et à lier (corporellement) ses affections, et, la puissance de penser comme capacité corrélative de l'esprit à enchaîner ses idées selon un ordre similaire à l'enchaînement des affections du corps, constituent la puissance spontanément herméneutique du conatus.
Les idées imaginatives sont ainsi élaborées dans l'orbite des affections du corps et liées à des affects.
Les complexions imaginatives et dispositionnelles des individus formées au fil des affections de chacun, donc acquises par ses expériences, sont ensuite partiellement homogénéisées puis participent à la constitution d'un imaginaire commun. Les manières de penser échappent à la pure dispersion idiosyncratique.
Penser, parler, c'est poser et affirmer, adhérer à ses positions et propulser des adhoesiones ( idées-affects dotées d'une force mobilisatrice). La conversation du monde social est la gigantesque confrontation de ces affirmations. Celles qui auront été dotées de la plus grande part de puissance de la multitude l'emporteront comme adaesiones sociales.

-> Sédition et crise de l'ordre salarial.

C'est à la puissance que fonctionne l'autorité véridictionnelle des institutions. la sédition et les crises c'est la puissance qui s'effondre.
Le sens en définitive d'une théorie des institutions sociales est placé sous l'égide d'un traité politique qui se trouve redéfini comme ce qui suit des rencontres de conatus car la plupart des champs, en tant que champs de forces et champs de luttes, sont des lieux hautement politiques même s'il s'agit à chaque fois d'une politique spécifique - politique du champ scientifique, ou du champ artistique, ou du champ du capital, etc.
La politique, arènes où prennent place des rapports de puissances, advient nécessairement à la coexistence des conatus : si les choses ont à s'efforcer pour persévérer dans leur être, c'est que l'affirmation de puissance est d'abord ipso facto résistance à la destruction (ou à la minoration) par les causes extérieures.

Les épisodes critiques qui, brisant le cours régulier des choses, (re) découvrent l'arbitraire fondamental de son ordre et remettent à nu des rapports de puissance symboliquement neutralisés du fait de leur incorporation en habitude.

Lors de sédition il y a cristallisation de l'affect commun d'indignation. le "refus de céder" ou de plier est l'expression même de l'irréductibilité du droit naturel conservé par les sujets dans l'ordre de la Cité, un "quant-à-soi" incompressible.

L'acte de "juger" entre de plein droit dans les automatismes du conatus tels qu'ils expriment la puissance de penser l'esprit. "Personne ne peut céder sa faculté de juger" (TP, III, 8)

La capacité d'un événement "mineur" à déclencher un conflit hors de proportion est le signe de sa valeur de catalyseur, opérant sur une situation portée au point critique depuis un certain temps déjà. Le précipité de l'affect commun vient "réprimer" et "supprimer" l'affect institutionnel de l' obsequium et les individus font mouvement hors des rapports de l'institution dont la puissance normalisatrice est directement atteinte. cette partie la plus forte fait sécession et, coalisée par un nouvel affect commun, fait mouvement dans une direction anti-institutionnelle. loi de l'affect le plus puissant
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"Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n'est par un affect contraire et plus fort que l'affect à réprimer." Spinoza, Ethique, IV, 7

Le quadriptyque de la politique spinozienne :
  1. la lutte parce qu'elle entre de soi dans le concept de conatus
  2. l' affirmation parce qu'elle est l'expression même de la puissance
  3. le droit qui est un droit naturel donc une pure expression affirmative de puissance
  4. le collectif par modification de la configuration des affects collectifs, et explique la possible transformation radicale des rapports de puissance et l'effondrement de l'emprise institutionnelle.

    C'est la sortie de la légalité par le retour au droit de guerre, déterminé par le précipité d'un affect commun d'indignation suffisamment puissant pour dominer l'affect antérieur de l' obsequium et suspendre l'ordre institutionnel. Ce n'est jamais complètement revenir à l'état de nature mais un nouvel établissement passant par des actes véridictionnels à vocation de refondation, convertissant le droit de guerre en un nouveau droit civil proto-institutionnel.

-> Puissance de la multitude et transcendance immanente du social.

Le monde social n'est que jeu de force. Les conceptions de puissance et d'affects ressaisissent ce que l'on peut nommer les "auto-affections de la multitude" dans le concret de leur modus operandi.
Il y a une ambivalence des ordres sociaux qui sont à la fois très solides suite à la puissance qui les soutient - la potenta multitudinis - et aux innombrables cristallisations - médiations institutionnelles de cette puissance, et, à la fois très fragile car la multitude n'a qu'elle comme source de ses affections et nul autre fondement.
L'ordre social ne tient que par le travail continué de sa puissance, activité spontanée de production collective engendrée de la recréation permanente des coalescences de puissances individuelles, poussées les unes vers les autres par la nécessité de persévérance, d'où résulte que "les hommes aspirent par nature à la société civile, et ne peuvent jamais l'abolir complètement." (TP, IV, 1]
Une véridiction ne tombe pas d'elle-même, elle est renversée de haute lutte par une véridiction concurrente, antérieurement formée, et consolidée par le processus de son devenir majoritaire en puissance.

5 Quatrième partie : Individus

5.1 La servitude volontaire n'existe pas

C'est dans l'écart de la vérité subjective et la vérité objective que se loge la domination, notamment quand la domination objective est subjectivement vécue comme condition heureuse. Le dépassement de l'antinomie du subjectivisme et de l'objectivisme se fait par l'exposition du processus par lequel les vérités subjectives sont objectivement produites.

Les vérités subjectives contribuent à produire le monde social et sont elles-mêmes produites par et dans le monde social. C'est la "physique des passions" qui entend rendre les états de la subjectivité à leurs nécessités objectives. cette "physique" impérativement sociale peut prendre la forme d'un structuralisme des passions dont les premiers concepts sont le conatus
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"Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être". Spinoza, Ethique, III, 6
et les affects - affect
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"J'entends pas affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées.". Spinoza, Ethique, III, Définition 3 - traduction de Robert Misrahi - Paris, PUF, "Philosophie d'aujourd'hui", 1990.
soit l'élan de puissance désirante qui donne son énergie à l'action et les forces qui déterminent ses orientations concrètes.

Une domination est une certaine production sociale d'affects qui fait désirer l' obsequium qui est le comportement ajusté aux réquisits de la norme dominante. Un corps dominé est un corps qui a été déterminé à bouger et à se tenir d'une certaine manière, caractéristique de la situation de domination.

-> Pouvoir, structures et affects dans la domination capitaliste.

Des dominations, des effets de pouvoir sont repérables aux échelles les plus fines de la société : institutions, famille, couple, ou diffractés comme la domination par le goût, le langage, les manières. La domination est diffuse voire dense dans le monde social et saisit les individus dans tous les replis de leur existence, le local est articulé au global. Lorsqu'un corps est saisi par la domination avec ses affections, les affects et désirs qui suivent sont par construction locaux et sont toujours les expressions locales de structures globales qui soutiennent telle ou telle forme de domination.

Comment des sujets se rendent-ils à un imperium ?

Étymologiquement c'est une affaire d'épithumogénie ( du grec epithumia - désir). C'est en affectant les individus qu'on les détermine à se conduire d'une certaine manière. La gouvernementalité est un ars affectandi : gouverner c'est affecter.

Cela peut s'appliquer à la production capitaliste de l' obsequium salarial, à ceci près, qu'en ses commencements la gouvernementalité capitaliste est l'effet brut, impersonnel et inintentionnel de structures particulières où se trouvent inscrites les forces affectantes du capital, les structures du rapport salarial telles que Karl Marx les a dégagées, à savoir : une économie marchande à travail divisé, qui ferme toute possibilité de reproduction matérielle autonome et la fait impérativement passer par l'accès à la monnaie ; et puis l'appropriation privative des moyens de production qui ne laisse pour cet accès aucune autre solution que la vente d'une force de travail devenue marchandise.

-> Le capitalisme en ses régimes historiques de désirs et d'affects.

Le premier aiguillon du mouvement salarié est la peur de mourir et le désir de ne pas - peur du dépérissement, désir vital d'accéder à l'argent point de passage obligé de la persévérance de l'être : régime de désirs et d'affects même si les affects sont tristes.

La force du capitalisme est d'avoir dépassé ses formes élémentaires et le capitalisme fordien représente une mutation de grande ampleur en ajoutant des affects joyeux liés à l'entrée du salariat dans la consommation de masse, à la satisfaction du désir d'objets marchands à une échelle inédite, avec le plein emploi et la forte progression des salaires, l’extension de l'offre et la solvabilisation de la demande. La crise du fordisme et l'entrée du capitalisme dans le régime d'accumulation néolibéral ont aussi pour corrélat une mutation de son régime de désirs et d'affects.

L'innovation historique du néolibéralisme consiste en le projet de faire entrer la mobilisation salariale dans un régime d'affects joyeux intrinsèques : produire la joie intensive de l'engagement dans le travail, ce dernier devenant une occasion d'accomplissement, de "réalisation de soi", faire coïncider le bonheur de la vie professionnelle avec la vie tout court.
Il est plus efficace et plus productif de gouverner à la joie qu'à la crainte. "Il faut conduire les hommes de façon telle qu'ils aient le sentiment non pas d'être conduits, mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret." (TP, X, 8) Faire marcher les salariés à leur propre désir c'est l'idéal du néolibéralisme.

-> Consentement, servitude volontaire, aliénation.

Consentement, servitude volontaire et aliénation sont les trois concepts profondément solidaires et se trouvent malmenés à l'épreuve de la production néolibérale des enrôlés joyeux.

La "servitude volontaire" est l’accommodation, purement verbale, de cette insoluble contradiction d'une liberté postulée en principe irréfragable mais jugée circonstanciellement exercée pour le pire.

Le point de vue Spinoziste se débarrasse de la liberté et ses problèmes, des consentements bizarres et de la servitude volontaire. Dans le Scolie de l' Eth II, 35
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"Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent." Spinoza, Ethique, II, 35
il ne reste plus rien de la liberté - du moins comprise comme antonyme de la nécessité et le consentement comme approbation délivrée par une conscience libre et auto-déterminée n'a donc aucun sens dans cette perspective. C'est toujours l'enchaînement causal des affections et des affects qui nous a déterminés à désirer de que nous désirons et à faire ce que nous faisons - en particulier qui nous détermine à dire "oui".

La vue spinoziste de la vie passionnelle fait voler en éclats les distinctions qu'on croyait les plus évidentes, notamment celles de la contrainte et du consentement.



-> Assujettissements tristes, assujettissements joyeux.

La différence entre la "contrainte" et le "consentement" est celle de la tristesse et de la joie et non celle de l'hétéronomie et de la liberté.

"Contrainte" est le nom que nous donnons à une détermination accompagnée d'un affect triste, "consentement" à une détermination accompagnée d'un affect joyeux. C'est la joie et pas la liberté qui fait dire "oui" à ce qui de toute façon demeure une détermination. Le consentement est dû à un passé d'affections et d'affects, aux déterminations vocationnelles, aux mécanismes imaginaires, le plus souvent mimétiques qui ont disposé l'individu à envisager avec joie l'activité sous un désir-maître dès lors que celui-ci lui offre l'opportunité de vivre selon ses images désirantes.

Contrainte et consentement ne sont pas autre chose que le produit de regards subjectifs pris sur le fait objectif de la détermination.

Spinoza nous dit que toutes nos manières, de sentir, de juger, de désirer, de nous mouvoir, nous sont venues en partie de nos rencontres extérieures, ont été intégrées dans une complexion, un ingenium, qui nous est propre mais qui n'est pas le siège de la production souveraine et autodéterminée de soi. On peut parler de constitution hétéronome des ingenia ; et par cette présence ou l'effet de l'extérieur en soi et jusque dans la constitution de soi est la condition absolument universelle de tous les modes finis.<br< Si l'aliénation qui est étymologiquement la présence de l' alius, de l'autre que soi en soi alors c'est la condition universelle du mode fini humain. Etre aliéné c'est être la proie des forces extérieures.

Il n'y a pas d'un coté la contrainte (servitude) et de l'autre la liberté (consentement) avec une case intermédiaire pour ce qui serait des égarements de la liberté (servitude volontaire) ; il n'y a que l’universelle servitude passionnelle, l’assujettissement à l'enchaînement des causes et des effets, déterminant chacune de nos mises en mouvement.

-> Division du travail, division du désir.

Le travail épithumogénique (épithumogénie : du grec epithumia - désir) de production d'un salariat a pour objet d'organiser du travail sous l'égide du désir-maître du capital. Les structures micro et macroéconomiques de la division sociale du travail sont doublées par celles d'une division sociale du désir. C'est l'orientation et la fixation du désir des assignés que les assignations de la division du travail sont rendues réjouissantes.
Le commandement combiné de la division du travail est triple :

  1. voilà ce qu'il faut faire
  2. voilà ce qu'il faut aimer faire
  3. il ne faut rien aimer faire d'autre.

La violence symbolique est l'ensemble des mécanismes sociaux conduisant les individus à trouver bonne leur situation de dominés.

La "domination" renvoie à l'ensemble des mécanismes permettant de cantonner certains à des domaines de joie restreints et de réserver à d'autres, les oligoi, des domaines de joie élargis.

Laurent Bove (La statégie du conatus, op.cit) souligne le caractère quasi axiomatique au yeux de Spinoza de la préférence non seulement pour vivre à sa guise (ex suo ingenio) plutôt qu'à la guise d'un autre, mais même "pour gouverner plutôt que d'être "gouverné" et le traité Théologico-Politique note pour sa part : TTP, V, 8
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"Rien n'est plus insupportable aux hommes que d'être soumis à leurs égaux et d'être dirigés par eux." Spinoza, Traité Théologico-Politique, V, 8
Il faut donc tout un travail social pour dissimuler l'égalité réelle, celle de cette "nature humaine une et commune à tous." (TP,VII, 27) et recréer l'inégalité imaginaire seule à même de faire consentir au fait du gouvernement comme aux privilèges d'assignation.
L'imaginaire de désir assigné est donc nécessairement pour certains un imaginaire de l'impuissance, auto-limitation du désir par mésestime de soi.
Ce mécanisme entièrement social que Pierre Bourdieu inscrit dans l' habitus et par lequel les agents ajustent inconsciemment leurs espérances subjectives aux possibilités objectives caractérise la violence symbolique qui est cette production d'affects qui réserve certains désirs aux uns et les inhibe chez les autres.
Ces affects liés à la croyance soit de son incapacité ou illégitimité soit à l'inverse de sa légitimité et capacité pour les élus, qui donc dépriment ou augmentent la puissance d'agir des uns ou des autres, sont le produit de complexes institutionnels (école, famille, média, etc; ) qui influent les mécanismes sociaux. c'est littéralement toute la société en ses structures qui produit le saisissement local des corps et les affecte différentiellement.


5.2 Les imbéciles heureux

-> L'imaginaire néolibéral là où on l'attend le moins.

L'imaginaire néolibéral est pervasif, s'infiltre dans tous les coins, envahit tout et se répand partout. S'y ajoute la notion de verticalité de l'imbibition en profondeur.
Ses plus puissants renforcements viennent de supports paradoxaux et hétéroclites liés à l'idéologie psychologiste du "moi", du "moi" souverain, libre et responsable, qui veut et qui décide, à qui il suffit de vouloir et de décider, un "moi" auto-suffisant, porteur de toutes les conditions de sa propre félicité, donc en une conception en tous points conforme au subjectivisme libéral et qui constitue le pilier central de l'imaginaire néolibéral.
L'imaginaire néolibéral admet pour matrice fondamentale une métaphysique vulgaire du sujet. Et c'est parce qu'elle est vécue sur un mode non pas théorique et métaphysique, mais pratique et pré-réflexif, que la forme "soi-sujet" a acquis cette emprise sur les entendements et sur les imaginations individuelles.

Les hommes se croient libres et auteurs de leurs actes et de leurs destinées - Eth II, 35
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"Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent." Spinoza, Ethique, II, 35
comme puissances auto-suffisantes ils se croient capables de construire leurs vies sur la base de leur simple vouloir : voilà le point de départ de l'imaginaire néolibéral, imaginaire de l'autonomie et de la suffisance individuelle
.

Si être radical signifie prendre les choses par la racine, alors la radicalité antilibérale s'en prend d'abord à la matrice inscrite au plus profond de nos esprits, celle que nous transportons en toute inconscience et il faut rechercher le "dehors de la loi", comme métonymie du dehors de la société, en une récusation pleine et entière de ses normes, donc de l'imaginaire qui les soutient.



-> Penser par soi-même ?

Penser radicalement contre l'imaginaire néolibéral c'est lui opposer l'ontologie des modes finis.

' Le "sujet" néolibéral n'existe pas car l'homme est un mode fini - un mode et pas une substance
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"Par substance j'entends ce qui est en soi et est conçu par soi, c'est à dire ce dont le concept n'exige pas le concept d'une autre chose à partir duquel il devrait être formé." Spinoza, Ethique, I, Définition 3
'
Les propriétés de la substance sont la plénitude, la complétude, l'entière auto-détermination. Spinoza démontre en (Eth, I, 7) que la substance est causa sui, et en (Eth, I, 11) que la substance c'est Dieu - donc pas l'homme. L'homme, lui, est un mode
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"Par mode j'entends les affections de la substance, ce qui en autre chose par quoi en outre il peut être conçu." Spinoza, Ethique, I, Définition 5
La condition du mode c'est la finitude, l'incomplétude et l'insuffisance. Eth I, 28
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"Une chose singulière, ou, en d'autre termes, une chose quelconque qui est finie et dont l'existence est déterminée, ne peut exister ni être déterminée à agir qu'elle ne soit déterminée à l'existence et à l'action par une autre cause qui est également finie et dont l'existence est déterminée ; et à son tour cette cause ne peut pas non plus exister ni être déterminée à agir qu'une autre cause également finie et dont l'existence est déterminée, etc." Spinoza, Ethique, I, 28


Le mode fini humain n'est déterminé à penser que d'une détermination par autre chose ce que Spinoza exprime en disant qu'il est la cause inadéquate des effets qu'il produit. cause adéquate et cause inadéquate
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"J'appelle cause adéquate celle qui permet par elle-même de percevoir clairement et distinctement son effet. J'appelle cause inadéquate ou partielle celle qui ne permet pas de comprendre son effet par elle seule. " Spinoza, Ethique, III, Définition I


La plupart des effets de pensée ou de mouvement que le mode humain peut produire sont co-déterminés par les choses extérieures.
Nous lions nos idées pour en former de nouvelles par recombinaisons originales d'idées anciennes, ces dernières venant d'influences extérieures transformées et intégrées en idées propres, par notre conatus notre puissance de penser, selon les manières de notre complexion singulières (ingenium).


-> Changer le monde "si on veut" ?

Pour Spinoza, en matière de bon gouvernement comme d'action citoyenne, il ne faut pas attendre les comportements vertueux de la vertu intrinsèque des individus mais des institutions convenablement agencées qui les y poussent.

La vertu n'appartient pas aux individus, elle est l'effet social d'un certain agencement des structures et des institutions telles qu'elles configurent des intérêts affectifs au comportement vertueux.

Spinoza pense l'Etat bien agencé comme une mécanique, un canevas institutionnel où couler la matière première des passions humaines pour les faire jouer toutes seules, ainsi conformées dans le bon sens. c'est la force des effets de configuration et d'incitation institutionnelle qui fait tout. La configuration des intérêts affectifs en intérêt (conscient ou inconscient) à la vertu, donc en détermination au comportement vertueux, ne saurait avoir pour principe l'individu lui-même. La formation d'une complexion affective et désirante en général (l' ingenium) et la formation d'une complexion vertueuse en particulier, doivent tout aux pouvoirs constitutifs de l'expérience.

C'est par une refonte institutionnelle, une reconfiguration de structure, et non par des appels aux contre-feux individuels, que sera arrêtée la mondialisation néolibérale.
les expérimentations locales de forme de vie alternatives sont une excellente chose : contre les barrières mentales et l'habitude, elle laissent entrevoir la possibilité de nouveaux rapports sociaux. mais un questionnement peut se faire quant à leur portée politique et leur possibilité de diffusion au-delà des cercles particuliers des individus sociologiquement déterminés à y entrer. Il est même des cas où la politique citoyenne de la vertu prend le caractère édifiant d'une apologie des personnalités admirables ou que les expérimentations communautaires finissent par poser des difficultés quand elles ne tiennent plus que le discours de la hauteur d'âme, de l'élévation morale, de la générosité, de l'altruisme et du désintéressement. (Franck Poupeau - les mésaventures de la critique, Paris, Raisons d'agir Editions, Raisons d'agir, 2012). La portée politique vient aux mouvements individuels lorsqu'ils sont coalisés nombreux et lorsqu'ils montent au niveau macroéconomique pour s'en prendre aux structures.

Le problème n'est pas tant l'engagement individuel dans ces pratiques que les discours qui les environnent, comme politique anti-libérale, alors qu'ils procèdent sans le savoir de l'imaginaire néolibéral par la survalorisation édifiante des pouvoirs moraux de l'individu et dont on fait les modèles.

-> Les brigands.

Une grande contradiction du capitalisme néolibéral est que jamais mode de production n'a poussé aussi loin la division du travail et la caractère profondément collectif de toute production tout en l'accompagnant d'une rhétorique de la performance individuelle et du mérite personnel exclusif. Une autre caractéristique de l'imaginaire néolibéral qui se voudrait un imaginaire de la suffisance est le fait qu'il soit un imaginaire de la captation.
Le capitalisme est le règne de la brigue érigée en principe - et la prétention du brigand est par excellence le mensonge néolibéral du mérite.

-> Pouvoirs d'emprunt.

L'idée spinoziste de l'Etat est que la puissance étatique c'est notre puissance de multitude, composée-coalisée d'une manière qui nous la rend méconnaissable, que le souverain capte pour la retourner contre nous en une puissance de régner. "Ce droit que définit la puissance de la multitude, on le nomme généralement imperium" (TP, II, 17) - imperium qu'on traduirait aussi bien par Etat (Pierre-François Moreau - Traité Politique, Paris, Réplique, 1979)que par souveraineté (Charles Ramond - traité politique, paris, PUF, "Epiméthée, 2005). C'est dans cette intuition de la transcendance immanente ; transcendance parce que l'Etat se présente comme un pouvoir venant du haut (extérieur et surplombant), mais immanente parce que son origine véritable est la multitude elle-même ; que s'origine la distinction conceptuelle fondamentale de la puissance et du pouvoir, de tout pouvoir en fait. C'est la captation, captation de la puissance de la multitude, qui est au principe même du pouvoir de l'Etat.

On pourrait dire que le pouvoir d'Etat est une super-brigue, à l'échelle de la société entière, brigue anonymisée et structurelle - et propice au confort d'inconscience des occupants de l'Etat.

-> Béquille et imbécile heureux.

Contre l'imaginaire néolibéral de la félicité monadique, la position antilibérale affirme qu'il n'est pas une de nos félicités qui ne nous vienne pour partie du dehors : ainsi les félicités matérielles où la dépendance de chacun à tous prend la forme de la division du travail ou encore les félicités symboliques car nous ne vivons que de reconnaissance à toute échelle - familiale, professionnelle, sociale. Il n'y a donc pas pire, ni plus typique mensonge néolibéral que l'autosuffisance.

L'imaginaire antidote est donc un imaginaire anti-humaniste théorique, un imaginaire antisubjectiviste. Cela passe par des projets de réfection de nos sous-sols mentaux, soit de vastes chantiers.

Si l'imaginaire antidote est un imaginaire spinoziste, c'est parce qu'il doit être un imaginaire de l'insuffisance devenue consciente d'elle-même, et de la dépendance généralisée assumée. La dépendance peut être non pas déficitaire mais constructive, non pas manque mais construction.
L'insuffisance ontologique du mode fini et sa condamnation sans appel à la causalité inadéquate cause adéquate et cause inadéquate
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"J'appelle cause adéquate celle qui permet par elle-même de percevoir clairement et distinctement son effet. J'appelle cause inadéquate ou partielle celle qui ne permet pas de comprendre son effet par elle seule. " Spinoza, Ethique, III, Définition I
le vouent à la communication constante avec les autres modes, parmi lesquels, surtout les autres hommes.
Le monde de l'insuffisance est donc un monde de connexions et de nourrissages mutuels, un monde d'interdépendances constitutives et qui fait dire à Spinoza que rien n'est plus utile à l'homme que l'homme.

L'homme est étymologiquement un imbécile : im-bacillum, sans bâton, sans béquille. L'imbécillité ontologique et la communication généralisée sont notre condition inexpiable dont il nous faut en avoir la conscience lucide et qu'il nous faut assumer pleinement, joyeusement car c'est notre finitude même qui nous engage nécessairement dans ce régime d'échanges généralisés qu'on appelle société.

L' homo postliberalis est un imbécile heureux.


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