Un si fragile vernis d'humanité – Banalité du mal, banalité du bien

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Titre : Un si fragile vernis d'humanité – Banalité du mal, banalité du bien
Auteur(s) : Michel Terestchenko
Résumé Court : Un si fragile vernis d'humanité - couverture du livre.png

Extrait - pages 17 et 18 – Introduction :
"L'altruisme n'exige pas la déprise, l'anéantissement, la dépossession de soi, le désintéressement sacrificiel qui s'abandonne à une altérité radicale (Dieu, la loi morale ou autrui). L'abandon, la déprise de soi, est au contraire l'un des chemins qui mènent le plus sûrement l'individu à la soumission, à l'obéissance aveugle et à la servilité. Seul celui qui s'estime et s'assume pleinement comme un soi autonome peut résister aux ordres et à l'autorité établie, prendre sur lui le poids de la douleur et de la détresse d'autrui et, lorsque les circonstances l'exigent, assumer les périls parfois mortels que ses engagements les plus « intimement » impérieux lui font courir.

A la définition de l'altruisme comme désintéressement sacrificiel qui exige l'oubli, l'abnégation de soi en faveur d'autrui – définition que la tradition morale et religieuse a presque unanimement consacrée -, les résultats des recherches entreprises sur ce sujet nous invite à substituer à celle-ci : l'altruisme comme relation bienveillante envers autrui qui résulte de la présence à soi, de la « fidélité à soi », de l'obligation, éprouvée au plus intime de soi, d'accorder ses actes avec ses convictions (philosophiques, éthiques ou religieuses) en même temps qu'avec ses sentiments (d'empathie ou de compassion), parfois même, plus simplement encore, d'agir en accord avec l'image de soi indépendamment de tout regard ou jugement d'autrui, de tout désir social de reconnaissance. L'altruisme comme relation cohérente entre les formes de sympathie éprouvées et les principes éthiques, parfois religieux, de l'obligation de secours, une cohérence qui se traduit par des actes effectifs (et allant bien au-delà de la simple intention), comme respect de soi reposant sur cette cohérence maintenue par l'image de soi, tels sont les aspects principaux de la nouvelle définition que nous voudrions avancer.

Si l'altruisme n'exige pas de chacun le sacrifice de soi, de ses désirs les plus profonds, y compris le désir du bonheur – sacrifice que réclament toujours les institutions aliénantes -, c'est qu'il conduit à « l'épanouissement » de soi, entendu comme accomplissement de l'une des plus hautes capacités de l'être humain : la capacité de prendre sur soi la souffrance d'autrui. Seul un être pleinement accordé à soi peut assumer pareil risque. Et dans ce risque assumé qui accepte l'éventualité que soit mis en péril « la préservation de soi », c'est à dire sa propre existence, se fraye la voie d'une plus essentielle « réalisation de soi », en sorte que le risque altruiste, quoiqu'il doive parfois affronter jusqu'à la possibilité de la mort, n'a en réalité rien de sacrificiel.

La souveraineté du paradigme de l'égoïsme psychologique doit donc être radicalement remise en cause d'une part, au motif qu'il est incapable de rendre compte des conduites humaines de destructivité, d'autre part, parce qu'il produit comme son double inversé une définition de l'altruisme qui conduit à nier qu'existent des motivations proprement altruistes (qui se ramènent, en dernier ressort, à des intentions secrètement intéressées).

A ce paradigme, je propose de substituer, à titre d'hypothèse directrice, celui qui oppose « l'absence à soi » à « la présence à soi ». Absence à soi d'une individualité défaillante, inconsistante, prête à succomber à toutes les formes de domination, d'asservissement et de passivité, mais non pas nécessairement dénuée de tout « sens moral » ; présence à soi, au contraire, d'un être doté d'une puissante ossature intellectuelle, spirituelle, morale, comme on voudra, d'un « équilibre intérieur » - j'emprunte l'expression à Nadejda Mandelstam – qui le rend capable de résister à l'oppression, à l'injustice, aux aliénations de l'idéologie dominante, capable de voir l'inacceptable, de discerner le mal comme tel et d'agir en conséquence. Capable en somme de se dresser contre l'ordre établi du monde et de se poser comme une conscience libre et bienveillante."

Voir aussi : Article du 15 mars 2014 - Contrepoints Par Johan Rivalland

Difficulté (de lecture) : Aisée
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Sommaire

1 EXTRAITS

1.1 Sens moral et vertu : La valeur morale est une valeur désintéressée - Accord de l'être et du paraître - La bienfaisance non un affect dû à la volonté ou à la raison

  • Chapitre 2 : Et pourtant le sens moral existe bien - L'Apparence de la vertu -

La possibilité de l'approbation morale, et donc du jugement moral, résulte de la confiance que l'on peut accorder à la phénoménalité de l'intention, en laquelle s'accordent l'être et le paraître, les mobiles de l'action désintéressée se révélant au grand jour dans certaines actions manifestement altruistes, balayant d'avance tout soupçon. Il appartient à la vertu de se donner et de s'exposer dans son évidence aux regards de tous. Inversement, "les actions qui sont, en fait, excessivement utiles, apparaîtront dépourvues de beauté morale si nous savons qu'elles ne procèdent d'aucune intention bienfaisante envers autrui"(*). c'est le mobile de la volonté, égoïste ou non, qui définit le caractère moral ou immoral de l'intention, mais ce mobile, loin d'être inconnaissable, caché dans le secret du cœur, est au contraire pleinement perceptible dans l'action bonne ou mauvaise. Le paraître de la vertu n'en fait donc pas une apparence trompeuse. (p 52)
(*) : Francis Hutcheson, Essai sur la nature et la conduite des passions et affections avec illustrations sur le sens moral. (1728)
...
Les motivations désintéressées sont, dans certains actes, d'une clarté telle qu'aucun soupçon sur leur nature véritable n'est possible : "Notre sens moral nous détermine à approuver ces dispositions aimables là où nous les avons le plus distinctement observées, et notre bienveillance nous fait prendre part à l'intérêt de ceux qui les possèdent"(*).
Le sens moral doit donc être compris, au double sens de la disposition naturelle envers la bienfaisance, laquelle nous attache au bonheur des autres ou au bien public indépendamment de tout intérêt propre, et de la faculté de juger, d'approuver ou de condamner les actions humaines dont les intentions se donnent souvent, quoique pas toujours, avec une évidence en laquelle on peut avoir une pleine et entière confiance (en particulier dans les cas d'égoïsme ou, à l'inverse, d'altruisme manifestes).
Ce n'est pas que cette confiance soit naïve, qu'elle ne puisse être trompée ou que l'on ne soit pas parfois confronté à des incertitudes sur la part d'amour-propre et de bienveillance qui se mêlent dans les intentions de la volonté ; mais sans cette confiance originaire dans ce qui se donne à voir, dans la vertu révélatrice du paraître, il n'y aurait même pas possibilité de douter ou de procéder à un examen critique des mobiles, égoïstes ou désintéressés, du sujet. Et il en est ainsi parce que, dans la vie quotidienne, la confiance l'emporte généralement, chez la plupart d'entre nous, sur la méfiance. Non point qu'elle ne puisse être déçue ou trompée, mais précisément la tromperie et la déception qui en résulte présupposent que la confiance soit le mode premier, le mode originaire, par lequel nous nous rapportons aux autres et au monde. (p 53)
...
Que la bienfaisance ne soit pas réductible à un secret calcul de la volonté tient en outre à une raison fondamentale, et qui se montre dans les sentiments de compassion et de pitié que suscite le spectacle de la souffrance d'autrui. Ces affections sont ressenties immédiatement, passivement, et notre volonté n'y a pas plus de part que la raison. En tant que l'affect est une modification de la sensibilité humaine, il n'est ni "rationnel" ni susceptible d'être "instrumentalisé" par la volonté afin de servir les fins égoïstes du sujet. (p 54)

1.2 Sens moral et paradigme de l'amour des parents : L' obligation de bienveillance vis à vis de l'autre passe en premier comme une obligation vis à vis de soi - Le registre de l'altruisme n'est pas le sacrifice

  • Chapitre 2 : Et pourtant le sens moral existe bien - Le paradigme de l'amour des parents -

L'obligation de la bienveillance jaillit du fond de notre intériorité, et la première condamnation à laquelle s'expose le manquement d'y répondre vient de soi, dans le sentiment de malaise, d'inquiétude, d’intranquillité, d' uneasiness que cette défaillance nous fait éprouver. En ce sens-là, l'obligation de la bienveillance est primordialement une obligation vis-à-vis de soi avant d'être une obligation vis-à-vis de l'autre. Ou plutôt vis-à-vis de l'autre qui s'éprouve d'abord comme obligation vis-à-vis de soi, et ce indépendamment de toute norme, de tout commandement, de toute loi. C'est là une idée tout à fait décisive qui nous permet de concevoir l'altruisme dans un registre qui n'est pas celui du sacrifice, de l'oubli de soi auquel on le rapporte habituellement. (p 57)

1.3 Sens moral et une conception non sacrificielle de l'altruisme - Liberté du don gracieux - Pas de secrète relation de domination dans l'amour de bienveillance

  • Chapitre 2 : Et pourtant le sens moral existe bien - Une conception non sacrificielle de l'altruisme -

On trouve dans la Recherche sur l'origine de nos idées de la beauté et de la vertu une conception non sacrificielle de la bienveillance altruiste. Si la motivation, pour être considérée comme bienveillante, doit se donner pour fin ultime le bien d'autrui, il n'est nullement exclu que le bienfaiteur reçoive en retour quelque récompense ou reconnaissance, à condition que cette récompense ne n'ait pas été voulue pour elle-même : "Mais on doit observer ici que l'avantage qui rejaillit sur nous d'une action, fortuitement ou naturellement, sans que nous en ayons eu le dessein', n'affecte en rien la moralité, et ne la rend pas moins aimable". Recherche sur l’origine de nos idées de la beauté et de la vertu - Francis Hutcheson page 185 (P 57)
...
Être le sujet de la gratitude d'autrui ne pose pas le bienfaiteur dans une espèce de distance hiérarchique où il se contente de recevoir ce qui lui est dû. Il faut de l'égalité entre les êtres et du désintéressement dans leurs rapports pour que la gratitude soit accueillie comme gratitude, pour que le bénéficiaire ne soit pas rabaissé au rang de l'inférieur qui n'a peut-être rien d'autre à rendre que son remerciement. La gratitude est une réciprocation du geste originel de la bienfaisance. C'est pourquoi la gratitude tout comme la bienveillance s'engendrent mutuellement dans un dynamisme de l'échange qui ne ressortit pas à l'ordre de l'intérêt.
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Il faut que le geste bienveillant n'attende d'abord rien en retour pour que ce retour comble le donateur et que la gratitude soit gratifiante. La gratification de la bienveillance présuppose que celle-ci demeure l'expression de la spontanéité du vouloir qui ne vise aucune autre fin que l'intention désintéressé de faire le bien. C'est pourquoi le retour gratifiant de la gratitude n'a rien d'égoïste et n'est nullement une sorte de "retour sur investissement", pour prendre une formule empruntée au langage de l'économie. Le "merci" n'est un véritable remerciement que s'il n'était pas dû. Bienveillance et gratitude requièrent que soit maintenue, dans l'oubli de tout calcul, la liberté du don gracieux. (p 58)
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L'amour de la bienveillance n'annule pas les différences ou l'altérité qui distinguent les individus dans des identités propres, il n'établit pas entre eux une secrète relation de domination, mais il les unit dans des totalités plus ou moins larges (la famille, la société civile, la communauté humaine). C'est donc l'affect de bienveillance ou le souci désintéressé d'autrui, et non l'intérêt, qui tissent la relation unitive entre les êtres, tout en maintenant la singularité de leurs différences et l'égalité de leurs rapports. (p 59)
(D'autres extraits d'importance, transcription en cours... )

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